Principaux changements

Si les écrans ont aujourd’hui envahi l’univers mental de nombreuses populations dans le monde, cet état de fait est le fruit d’une longue évolution portée par les développements technologiques et musicaux, mais aussi historiques et politiques.

Tout commence avec le cinéma, d’abord réservé aux classes sociales bourgeoises. Mais avec la diminution du prix de la place, il va devenir un art populaire au tout début du 20e siècle, contrairement au théâtre, qui demeurera élitiste. Son statut de spectacle de masse gagnera encore en importance avec l’arrivée du film parlant en 1928. Mais ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le cinéma sera véritablement considéré comme un objet culturel. C’est aussi dans les années 50 que se développera l’«usine à rêves» et que les études sur l’émotion produite par le cinéma vont se voir renforcée.

En France, après les accords Blum-Byrnes de 1946, par lesquels la France donne aux films américains le libre accès aux écrans français six semaines sur treize, les productions hollywoodiennes vont véritablement gagner l’Hexagone et amplifier l’américanisation rampante de l’Europe. Si cela n’empêchera pas le film français de continuer à se développer, il n’en demeure pas moins que cette conquête de l’imaginaire altèrera l’«exception culturelle française».

En 2001, les films produits aux États-Unis réalisaient 62,5% des entrées en salle en Europe.

Le cinéma français ne sera pas seulement concurrencé par les productions américaines, mais aussi par le développement de la télévision. Celui-ci conduira à la désertion des salles de cinéma par le public populaire à la fin des années 1950. Puis, l’augmentation du prix des billets et la disparition des cinémas de quartier au profit des multiplexes vont encore accentuer la baisse de la fréquentation. Durant les années 1980 donc, d’aucuns annoncent la mort du cinéma.

De surcroît, un nouveau coup sera porté au grand écran avec l’émergence d’Internet et la multiplication des écrans interactifs (téléphones intelligents, etc.). Mais malgré l’avènement de ce «monde de l’écran», où les films passent indifféremment sur différents supports, le septième art restera l’activité culturelle principale des Français au début des années 2020; car ce que recherche généralement le public, c’est à vivre une expérience commune plus qu’à voir un bon film en particulier. Le cinéma continue donc d’attirer, mais essentiellement les jeunes et les plus de soixante ans, parmi lesquels se trouvent surtout les classes moyennes et supérieures ainsi que les cinéphiles.

Aussi les nouvelles sorties de films au cinéma se sont-elles progressivement multipliées (sortie d’une vingtaine de films par semaine, contre quatre à six environ dans les années 1960) tandis que les plateformes numériques proposent des dizaines et des dizaines de productions.

Ainsi, le visionnage de films a dorénavant lieu aussi bien en salle que chez soi — devant un «home cinéma» — ou dans n’importe quel endroit. Cela n’a toutefois pas conduit à la multiplication des genres de productions. Au contraire, les procédés cinématographiques standards ont irrigué les productions visualisables sur d’autres écrans.

Les émotions que l’on cherchait à faire ressentir aux spectateurs des salles obscures se sont généralisées à divers contenus.

Quel que soit le support, de Netflix aux vidéos Youtube en passant par le cinéma, la tendance est donc la même: esthétisation renforcée, rythme sans cesse accru des séquences, subjectivisation des scènes. Dans certaines grosses productions, la standardisation est plus prononcée encore; les personnages apparaissent unidimensionnels et stéréotypés, le rythme accéléré du montage maintient un niveau de tension soutenu, les scènes de combat paraissent intenses (la caméra tremble avec les coups de feu, saute, cours avec le personnage, etc.) et pléthore de «plans subjectifs» (plans associés au regard d’un personnage) invitent à entrer dans l’esprit du protagoniste et à s’y identifier.

Cela plaît au spectateur qui aime se sentir enveloppé dans l’univers fictionnel; c’est même ce qui, pour lui, détermine la qualité d’un film.

Par ailleurs, il se sent d’autant plus immergé dans un film qu’il y retrouve une trame narrative analogue à celles qu’il a déjà rencontrées. En effet, beaucoup de blockbusters reprennent un même scénario de base depuis Stars Wars et qui est devenu la forme du mythe standard de la culture pop: présentation banale de l’environnement du héros (de sa normalité), puis appel du héros vers l’aventure, rencontre d’un guide (qui lui-même a pour motif secret d’aider le héros), aventure, et enfin solitude du héros qui devra affronter une épreuve ultime et ses plus grandes peurs pour enfin obtenir la récompense attendue. Il retournera ensuite dans son environnement originel et apportera ce qui lui vient du monde extraordinaire. Ces quêtes de soi sont sans cesse alimentées par un recours croissant à l’émotionnel et aux paysages grandioses. L’efficacité visuelle et narrative de ces films de masse ne nécessitent aucune connaissance particulière; ils sont clairs et simples. Au-delà d’une même structure, ces films usent de multiples clichés qu’ils normalisent: cliché du pauvre qui vit dans un capharnaüm, ou celui de la femme divorcée bien dans sa peau dans les années 1960. Il ne s’agit plus là de clichés seulement accentués pour amuser mais de stéréotypes rassurants qui peuvent, dans une certaine mesure, modifier in fine la perception de la réalité.

Cette esthétique bien connue du film d’action à grand public, où prime l’immersion du spectateur et son implication affective, est caractéristique du cinéma postmoderne. Ce tout émotionnel inquiétait pourtant dès les années 1960 certains psychologues, qui depuis longtemps avaient observé qu’en «négligeant les facultés de logique et de raisonnement de l’individu», le cinéma «s’attaqu[ait] au subconscient, réveill[ait] l’instinct, provoqu[ait] des sensations, cré[ait] des tendances».

L’immersion ouvrait par conséquent partiellement à la suggestion. La fiction instaurerait en effet une fascination paralysante pour la pensée que d’aucuns ont utilisé comme instrument de propagande. Et puisque selon certains, «l’esthétisation de la propagande provoque l’anesthésie des masses» (Kracauer), il s’agit bien d’un moyen de domination et de suggestion susceptible de former l’opinion publique. Il sera d’ailleurs largement utilisé par Hollywood et par l’industrie cinématographique allemande (ex: Leni Riefenstahl) au courant du 20e siècle. De cette façon, certains cinéastes ont parfois pu forger des inquiétudes collectives en apprenant par exemple au public à craindre l’armée, jugée aussi dangereuse en démocratie que dans les pays du tiers-monde (Costa-Gavras avec Z, 1969).

La croyance dans la nature influençable des masses a donc très tôt conduit le cinéma à faire l’objet d’une censure à laquelle échappait le théâtre, destiné aux classes aisées. Mais si la prétendue passivité des classes populaires face aux images a depuis été dénoncée, cela n’empêche pas ce qui est diffusé sur les divers écrans de délivrer des idées. Cependant, aujourd’hui, dans les sociétés capitalistes de type démocratique, la propagande se mêle à la communication politique et à la publicité, devenant le fait de groupes d’intérêt économico-politiques autant que d’États.

Ainsi, selon le contexte sociohistorique de production, les procédés cinématographiques et l’idéologie transmise reflètent une époque, voire, selon certains, «la mentalité d’une nation».

« Le cinéma nous offre le reflet, non plus seulement du monde, mais de l’esprit humain » (Edgar Morin)

A chaque période de l’histoire en effet, les procédés cinématographiques ont évolué avec l’idéologie qu’ils supportaient. Ainsi, on a pu remarquer qu’après les années 1970, un certain type de filmage largement répandu (caméra suivant les mouvements des personnages et focalisée sur les visages) tendait à isoler les personnages. C’est désormais l’intimité qui intéresse, et notamment les relations affectives, les sentiments. Les personnages ancrés dans leurs milieux populaires d’origine se sont dès lors faits très rares, alors qu’ils occupaient largement la production cinématographique des années 1930. La disparition des personnages collectifs et des groupes forts a donc eu lieu alors que la figure de l’individu supplantait progressivement la communauté.

Aujourd’hui encore, les personnages, dans leur dimension psychologique et à travers leurs déboires émotionnels, prennent sur le pas sur les évènements. Procurant un sentiment de réalité, ce choix cinématographique peut aussi apparaître comme le reflet d’une société individualiste centrée sur une réflexion sur soi.

La production cinématographique ne fait toutefois pas qu’enregistrer et calquer le réel. Elle fabrique aussi des rêves et des stars, sur grand écran comme sur Youtube. Elle produit ce qu’attend le public. Dans les années 1960 par exemple, d’aucuns remarquaient que les spectateurs s’intéressaient «davantage à ce qui leur est proche qu’à ce qui est lointain, davantage à ce qui leur ressemble, qu’à ce qui diffère d’eux». D’autres estimaient que la production cinématographique répondait au goût des spectateurs pour les westerns et les comédies musicales. L’industrie hollywoodienne annonçait ainsi: «Les attentes du public sont en accord avec ce que nous lui offrons».