Livres retraduits

Depuis les années 2010, les retraductions de grands classiques de la littérature se sont multipliées. Si la pratique n’est pas nouvelle, ce mouvement massif et soudain a détonné par l’ampleur de certaines modifications apportées à des chefs d’œuvre, à l’instar de celles qui ont renouvelé les écrits d’Edgar Poe, de Robert Louis Stevenson, de Kafka, d’Ernest Hemingway ou encore de Fenimore Cooper et George Orwell. Ce souffle nouveau reposait sur une volonté de proposer du neuf, de revoir la teneur de certains écrits en s’adaptant aux évolutions de la langue. Si ces nouvelles traductions répondent à des considérations de marketing littéraire, elles ont aussi été effectuées avec le souci de reprendre des traductions originales jugées peu fidèles au texte. Quand par exemple la traduction privilégiait l’emploi d’un langage convenable alors que l’original usait d’argot, il apparaissait nécessaire de revoir ce texte. C’est ainsi que les nouvelles traductions donnent parfois une tonalité plus crue, plus vivante et plus dynamique de l’ouvrage. Cette modernisation, plus conforme à l’air du temps, permet d’ajouter à une œuvre poussiéreuse des émotions et de l’énergie. En sus de proposer une version parfois plus fidèle de l’original, la retraduction constitue un moyen de procéder à des changements importants, certains n’hésitant pas à passer un ouvrage au présent.

Le passé simple est jugé «vieillot», trop éloigné du langage parlé.

Toutefois, les traductions prennent généralement soin d’éviter les anachronismes. Cependant, certains changements sont tels qu’ils ont pu choquer quelques lecteurs, notamment ceux qui s’étaient attachées aux fameuses traductions de Baudelaire et que l’on s’était longtemps interdit de retraduire (tout comme celles de Vialatte). Le poète du Spleen n’était désormais plus l’unique traducteur, relativisant dès lors le caractère sacré de son travail. Ainsi, chaque traducteur recrée dorénavant une traduction non-unique. Certains tentent toutefois d’imposer leur style — nourri de l’idéologie de l’époque ainsi que de leur propre culture — en usant de techniques innovatrices sur un « marché » traductif saturé. Il s’alignent ainsi à la proposition formulée par Bernard Hoepffner (dans Portrait du traducteur en escroc) selon laquelle «chaque génération devrait retraduire ses classiques». Ce faisant, ces traductions témoignent des différences de langage entre les époques et donc des bouleversements littéraires.

Mais la multiplication des retraductions s’opère dans un monde déjà bombardé de nouveautés qui éludent ce qui semblait immuable. Les œuvres d’auteurs étrangers peuvent désormais être remaniées à l’envi et ainsi revenir régulièrement sur les étagères présentant les nouveautés des libraires.

Ce que l’on considère aujourd’hui peu intelligible ou peu actuel peut être réétudié à l’envi.

On s’accorde ainsi de grandes libertés avec le passé des ouvrages, duquel on tend parfois à extraire la teneur — ce que l’on ne peut évidemment pas s’autoriser avec un auteur français. Pour en rendre compte, l’étude, même très brève, de quelques retraductions apparaît utile afin de percevoir l’évolution générale de la manière d’écrire. On constatera notamment une écriture récente souvent plus vive, recourant davantage à l’émotionnel, dans une recherche d’authenticité, de meilleure fidélité à l’original. On notera également la simplicité du vocabulaire parfois employé ainsi que l’abandon de mots anciennement usités au profit d’une conformation à la littérature actuelle (le «désir ardent» devient par exemple «nostalgie»). Certaines tournures de phrases disparaissent aussi: «quand bien des semaines furent passées» devient ainsi «Lorsque plusieurs semaines se furent écoulées». Ainsi s’adaptent au lectorat du 21e siècle ces célèbres ouvrages.

George ORWELL, 1984

La traduction du roman d’Orwell proposée en 2019 conservait les concepts-clés de l’ouvrage, devenus des références essentielles pour comprendre les caractéristiques totalitaires de la société actuelle; de plus, le récit demeurait écrit au passé.

L’année suivante en revanche, la traduction parue chez l’éditeur original (édition de 1950) effectuait une tentative plus franche de modernisation. La traductrice Josée Kamoun passait en effet l’œuvre au présent et étoffait la personnalité des personnages.

Dorénavant plus vivants, leurs émotions devenaient dès lors palpables. Les dialogues gagnaient ainsi en relief et se mêlaient favorablement au rythme global plus soutenu de l’œuvre. En outre, les grands concepts entrés dans le langage courant se voyaient renouvelées: « néoparler » devenait « novlangue », et la « Police de la pensée», la « Mentopolice » pour des raisons esthétiques.

Aussi le caractère politique de l’œuvre a-t-il pu paraître atténué. Certains ont estimé que la simplification générale du sens abolissait la nuance de l’original. En effet, la retraduction met en scène un dissident confronté aux mensonges du régime et revendiquant seulement la liberté de dire ce qui est vrai. Or l’original définissait la liberté par l’accès à la vérité: lorsque la vérité disparaît, la liberté lui emboite le pas. La disparition de cette nuance cruciale et les changements des concepts clés, que des millions de lecteurs se sont appropriés, contribueraient à la modération de l’esprit initial de l’œuvre et entraveraient la compréhension des ressorts totalitaires de la société actuelle.

Cette traduction particulièrement modernisée proposée par l’éditeur original est cependant relativisée par les multiples retraductions ultérieures, certaines conservant les concepts clés quand d’autres maintiennent le passé simple (traduction de Celia Izoard).

Edgar Poe

Initialement traduit par Baudelaire, l’œuvre d’Egard Poe se voyait, un siècle et demi plus tard, de nouveau reprise par différents traducteurs (Garcin, Gillyboeuf, Bondil, Le Ray).

Moins poétique, la traduction tend à devenir plus nette, plus simple dans son vocabulaire comme dans sa syntaxe. «L’esprit [...] palpita», «la flamme dans le bec d’une lampe», ou encore «un glacis sur l’oeil» sont remplacées par des termes plus simples et contemporains. La traduction se veut en outre plus rigoureuse dans les descriptions et dans sa chronologie, par exemple en déroulant clairement les étapes d’un mouvement, comme on le constate dans ce passage :

« Et, quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais, une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il fut frappé d’effroi ; et, criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même ! » il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : — elle était morte ! » (Baudelaire)

Ce passage devient:

« Lorsque plusieurs semaines se furent écoulées, alors qu’il ne restait plus grand-chose à faire pour terminer le travail, juste une touche de pinceau sur les lèvres et une teinte sur l’œil, l’esprit de la jeune femme vacilla comme la flamme à l’intérieur de la lampe. Alors le coup de pinceau fut donné, la teinte déposée, et pendant un moment, le peintre demeura fasciné par le résultat. Mais peu après, comme il contemplait encore son œuvre, il blêmit, puis trembla et, horrifié, il se mit à crier à haute voix : « Mais ce tableau est la vie même ! Alors, il se retourna pour regarder sa bien-aimée : elle était morte ! » (Garcin et Gillyboeuf)