Brève histoire du fichage

Au début du 20e siècle déjà, différents certificats étaient délivrés par les maires et les commissaires de police : certificats d’identité, de bonne vie et mœurs, de domicile, livret militaire, permis de chasse, acte de naissance ou encore livret de famille.

Et dès 1921, une « carte d’identité de Français » était créée, suscitant un vaste débat public et soulevant de nombreuses résistances. En effet, c'est alors que des techniques autrefois réservées aux délinquants vont être utilisées pour identifier tous les individus d'une population. Au-delà des empreintes digitales présentes sur la carte d'identité, les caractéristiques personnelles doivent être précisément définies et s'inspirent en cela de fiches anthropométriques de Bertillon (ex: description des formes du nez). De même, le respect de dimensions particulières pour la photographie doit permettre une meilleure identification du titulaire.

Nombreux sont alors ceux qui vantent l'intérêt de cette carte d'identité pour les honnêtes gens, qui n'auront dès lors plus rien à craindre d'être accusés d'un forfait qu'ils n'ont pas commis car cette carte permettra à ceux qui n'ont rien à se reprocher de se disculper aisément. Pourtant, personne ne va se précipiter pour demander la nouvelle carte. Beaucoup refusent en effet qu'on leur réclame leurs empreintes digitales car cela assimile les citoyens aux délinquants, certains considérant qu'il s'agit là d'"une espèce de casier judiciaire".

"C’est tout de même un peu désobligeant d’être logé à la même enseigne que les pires coquins et d’être obligé d’apposer comme eux ses empreintes digitales sur sa fiche individuelle et sur sa carte" (« La carte d’identité. Les honnêtes gens seront logés à la même enseigne que les vils coquins », La France, 16 septembre 1921, p. 1.)

Un membre du Parti communiste français (Victor Méric) va jusqu'à proposer ironiquement d'aller encore plus loin en collant "sur le poignet droit de chaque individu, un cachet indélébile portant le nom, le signalement, avec date de naissance, condamnations et signature officielle"; ou alors, pour être certain que l'individu ne le perdre pas, "nous faire tatouer notre état civil sur le nombril" (Victor Méric, « En carte ! », L’Humanité, 13 septembre 1921, p. 1.)

Mais beaucoup s'insurgent aussi contre ce qui va devenir une obligation (présenter sa carte d'identité), et donc une restrictions aux libertés individuelles. Et pour cause, dans les années qui suivent, la carte d'identité sera exigée dans de nombreuses démarches de la vie quotidienne.

En induisant une confusion entre le registre légal, la justice, et le registre extralégal, la discipline, les sociétés “disciplinaires” parviennent “à rendre naturel et légitime le pouvoir de punir, à abaisser du moins le seuil de tolérance à la pénalité”. (Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 354-355.)

Cependant, ce système est perçu comme perfectible, tâche à laquelle s'attèlera le régime de Vichy lorsqu'il crée une « carte d’identité de Français » obligatoire. Sa conception et sa mise en œuvre résultent d'une collaboration étroite entre le ministère de l’Intérieur et les services statistiques alors dirigés par René Carmille. Ce dernier va en effet utiliser différentes technologies nouvelles pour traiter de nombreuses données personnelles, à l'instar de la mécanographie.

Inventée en 1886, la mécanographie a d’abord été utilisée à des fins de traitement des données statistiques. Puis son utilisation s'est élargie, permettant le traitement de données variées (tenue de comptes bancaires, gestion des clients des assurances, édition des paies, stocks, gestion des trains, etc.). Elle a ainsi ouvert la voie à l’industrie moderne de l’information.

Pour cela, de nombreux recensements vont être menés. Mais là encore, la population se montre réticente à répondre à des questions qu'elle juge personnelles (ex: refus du recensement agricole). Malgré cela, la mise en place de grandes bases de données individuelles va continuer, et en 1941, pour la première fois, un numéro unique va être assigné à chaque Français. C'est ainsi que dès 1945-1946, un numéro de sécurité sociale sera utilisé pour identifier de façon certaine chaque individu et croiser tous les fichiers qui le concernent ; il constituera le premier numéro d'identification des individus.

Ce mouvement vers l'identification toujours plus fine des individus n'a fait que croître au 21e siècle : après avoir intégré aux cartes d'identité des données biométriques (ex: deux empreintes digitales), désormais, c'est la dématérialisation des documents d’identité qui s'installe. La crise sanitaire, avec le passe sanitaire puis vaccinal, a en effet ouvert la voie à la mise en place d'outils d'identification en France. Mais ce mouvement n'est pas nouveau. La société Thalès développe depuis des années le Digital ID Wallet ou portefeuille numérique. Celui-ci héberge les documents d'identité, accessibles sur smartphones. Cela permet "de prouver son identité ou d'accéder aux droits et services qui nous sont réservés – que ce soit en ligne ou dans le monde dit « réel »".

Cette dématérialisation des documents d’identité offre des avantages, notamment pour lutter contre la fraude. Toutefois, certains brandissent les risques de concrétisation d'un portefeuille numérique obligatoire ouvrant la voie à un système de crédit social tel que la Chine l'a mis en place. Via l’entreprise Sesame Crédit, la Chine avait en effet développé ce système en regroupant des informations personnelles toujours plus importantes : l'entreprise a bénéficié des collectes d'informations personnelles (ex: usages des réseaux sociaux) auxquelles se sont notamment ajoutées les informations issues des caméras de surveillances intelligentes. C'est donc la centralisation de toutes les données des citoyens (ex: données de santé) qui inquiète certains.

Il existe aujourd'hui une moindre réticence populaire à donner ses informations personnelles à des administrations publiques comme à des entreprises privées. Biométrie, empreintes génétiques ou encore prélèvement d’ADN se sont en effet banalisés. En outre, nombre de discours politiques et autres communications insistent depuis des années sur l'utilité des nouvelles technologies et sur la dimension de confort qu'elles apportent (le “portefeuille virtuel” doit “nous faciliter la vie”), apportant légitimation et acceptation des technologies d’identification par les opinions publiques.
Ainsi, alors que la perspective d'un fichage généralisé se profile, on est bien loin des oppositions de 1979, lorsqu'un système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus (dit "Safari") devait répertorier tous les numéros de "Sécurité sociale" de la population française ; les Français craignaient en effet que des connexions entre les données soient effectuées. L'indignation avait alors été telle qu'elle avait conduit à la création de la CNIL afin que soient limitées les atteintes à la liberté. Toutefois, aujourd'hui, la CNIL ne bénéficie que d'un rôle consultatif sur la création des fichiers.

Or ce mouvement s'amplifie avec la "vague de digitalisation des services publics" et la volonté de la Commission européenne de développer une identité numérique accessible à tous les Européens.

« J’ai vécu à une époque où n’importe quel honnête homme pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. » George Bernanos, La France contre les robots (éd. France libre, 1946), Plon, Le Livre de Poche, 1944.

Bibliographie

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