Réadaptations, reprises

En 2021, il était décidé que de grands classiques (Peter Pan, La Belle et le clochard, Les Aristochats) ne soient plus accessibles à partir de profils «enfants» de la plateforme streaming de Disney en raison des clichés racistes qu’ils véhiculeraient. Cette décision rejoignait les initiatives de la « cancel culture », une tendance importée des Etats-Unis qui vise à supprimer ceux qui pensent « mal ».

Cette démarche met en évidence la profonde évolution de la société française, également manifeste sous d’autres aspects à travers les «remakes» effectués à partir de certains dessins animés. Le Roi lion, Aladin, Dumbo et d’autres ont en effet été revisités sous des atours plus sombres et parfois plus adultes. Il ne s’agit plus de dessins, mais de films animés aux accents souvent ténébreux dont les héros grandiloquents ont perdu de leur légèreté.

Sorti en 1947, Dumbo était par exemple une œuvre gentillette à l’atmosphère douce; en 2019, elle devenait un film relativement sombre et angoissant, au ton général quelque peu solennel.

Ces changements ne sont pas sans rappeler ceux que d’autres dessins animés de moindre envergure ont connus, à commencer par Picsou. Désormais fier, hautain et sournois, le canard le plus riche du monde est devenu une caricature peu engageante entourée de neveux tout aussi stéréotypés.

Autrefois indifférenciés, Riri, Fifi et Loulou bénéficient tous d’une personnalité propre et bien définie: il y a l’intelligent, le timide et l’aventurier.

Des personnalités bien constituées sont ainsi mises en valeur, ce qui favorise l’identification. Mais ces personnalités délivrent des valeurs négatives puisque les neveux de Picsou se montrent ambitieux, un brin idiots et attirés par la célébrité et l’argent (ils s’extasient devant les personnes riches et célèbres, allant jusqu’à se soumettre aux volontés d’un homme apparenté à Mark Zuckerberg). Ils se battent entre eux accéder à leurs désirs et se montrent ponctuellement violents et méchants. En outre, l’histoire racontée par ces nouveaux dessins animés apparaît bien sommaire car de petits évènements de succèdent sans grande finalité et sans leçon de morale.

De son côté, le dessin animé L’inspecteur Gadget a lui aussi bien changé. La nièce du héros est par exemple devenue très mince et davantage sexualisée, adoptant une gestuelle et des intérêts plus «féminins». L’inspecteur se montre quant à lui suractif, avec ses mouvements saccadés, et les personnages secondaires sont particulièrement caricaturaux (ex: un professeur à lunettes hyperactif et efféminé). De la même façon, dans le dessin animé Les fous du volant, les personnages de 2017 ont des personnalités marquées (égocentrisme, sadisme, machiavélisme) et toute l’histoire est centrée sur eux.

Les stéréotypes ont aussi affecté les nouvelles adaptations de Tintin. Lorsque le reporter est porté au cinéma en 2011, il est devenu un peu mégalo (il a encadré les articles de journaux qui parlent de lui et les a affichés dans son bureau). Sa personnalité est plus affirmée, plus assurée. Il se montre ainsi très à l’aise en société, voire parfois exalté et expert en tout: observant une maquette de bateau, il chuchote avec frénésie et profond sérieux («Double pont, 50 canons, c’est une pure merveille») puis rectifie une erreur du vendeur.

Il se montre par ailleurs peu empathique avec le capitaine Haddock, ne l’aidant que par intérêt.

Il n’y a par conséquent pas de véritable dialogue entre eux et le capitaine préfère se complaire dans de longs monologues inutiles. Aux personnages caricaturaux s’ajoute une histoire qui s’installe sans préambule: tout se met immédiatement en place, sans que rien de particulier ne se soit réellement passé. Tintin est seulement mis en garde («débarrassez-vous de ce bateau dès qu’il est temps») et se trouve dès lors embarqué dans une mission impérieuse.

Ces évolutions à la fois sociales, psychologiques et scénaristiques de Tintin se retrouvent aussi dans les séries et autres productions télévisées, à l’instar de la série MacGyver des années 1980. Celle-ci mettait en scène un homme seul d’environ 35 ans qui ne portait pas d’arme. Dans le remake de 2018, le héros a rajeuni (il a environ 25 ans), il porte des armes et s’accompagne d’un acolyte.

Au théâtre aussi, les nouvelles adaptations présentent de fondamentales évolutions. Quand, en 2018, le film Trois hommes et un couffin (de 1985) se retrouvait sur les planches, les trois amis avaient bien changés. Désormais plus puériles et quelque peu dépravés, ils apparaissaient moins sérieux, moins adultes et plus désinvoltes. De ce fait, les dialogues tendaient à les présenter plus juvéniles: quand dans la version de 1985, l’un des hommes disait «je suis dans la mouise», il disait désormais «je suis dans le caca».

Ces changements notables sont encore plus manifestes lorsque l’on compare une production cinématographique du début du 20e siècle à une réadaptation récente. Le film King Kong de 1933 par exemple impressionnait par sa technicité nouvelle plus que par la profondeur psychologique et émotionnelle de ses personnages et de son scénario. Ainsi, malgré la volonté de susciter la peur chez le spectateur, celui-ci pouvait aisément demeurer en retrait: il observait les péripéties avec recul car jamais le film n’entrait dans la subjectivité des personnages.

C’est là tout ce qui diffère du remake du film effectué en 2005. Ce King Kong revisité accordait en effet une place extrêmement importante aux dialogues et donc à la psychologisation des évènements et des personnages.
Le rôle de l’héroïne était bien davantage accentué et sa psychologie très construite.

Ses sentiments se voyaient constamment mis en scène et explicitées par les autres personnages. Ce sera aussi la direction prise par le film Godzilla vs. Kong, sorti en 2021 et qui multipliait les sollicitations émotionnelles et sensorielles.

Arsène Lupin

Au début des années 1970 la télévision française s’était attachée à adapter fidèlement l’œuvre du père d’Arsène Lupin. C’est en effet une habitude du petit écran de l’époque, non seulement de proposer des feuilletons policiers, mais aussi d’adapter des productions littéraires classiques et des récits historiques.

Les décors choisis par le feuilleton de 1971 correspondent donc à l’époque du récit et le ton employé se veut calme, un brin sévère, presque mécanique. Ce climat est contrebalancé par la douceur des scènes, le sentimentalisme d’un Lupin incapable de crime et quelque peu affecté par l’emprisonnement d’un jeune complice. Sa prestance naturelle rend l’ensemble fluide, ce qui permet au téléspectateur de suivre l’enquête au lent déroulé. Lupin s’interroge, réfléchit calmement. L’action est donc secondaire et ne provoque aucun heurt dans le scénario. La mise en scène n’est pas particulièrement travaillée et la caméra, peu mobile, suit banalement les actions des personnages. On zoome parfois sur des détails cruciaux pour l’enquête, mais jamais la réalisation ne se veut originale. Rien ne bouscule. Même les conversations animées baignent dans la quiétude: Lupin provoque un peu son interlocuteur, mais ce n’est qu’une manière de parvenir ensuite à converser tranquillement avec lui en vue d’obtenir quelques renseignements utiles.

Cette ambiance douce et feutrée s’explique par le caractère familial du programme. La télévision propose en effet alors des contenus sobres, conduisant les multiples adaptations de l’œuvre de Maurice Leblanc effectuées à la fin du 20e siècle (1980, 1989) à ne pas s’octroyer trop de liberté vis-à-vis de l’original. Ainsi, ces fidèles adaptations, bien liées à leur époque, ne s’éloignaient pas véritablement du modèle.

Cela va changer lorsqu’en 2004, Lupin arrive sur grand écran dans un style renouvelé à l’esthétique travaillée, au sentimentalisme larvé, et au suspense orchestré par une mise en scène étudiée: lumière inondant une pièce et dissimulant un personnage, travelings, décors somptueux, musique angoissante, grandiloquence dans la transmission d’un savoir paternel à un fils, etc. Cette esthétique générale s’accompagne de scènes brusquement choquantes: à une scène douce et idyllique (apprentissage de la vie) succède par exemple la brusque et inattendue violence d’une grave arrestation. Tout concourt ainsi à ce que de petits chocs viennent heurter le spectateur en brisant le climat harmonieux qu’on lui présentait. Aussi le film tend-il à happer le spectateur, à l’attirer sans cesse dans ses filets en le plongeant pleinement dans cette réalisation mouvementée.

C’est dans ce droit fil que des années plus tard une série française à succès revisitera l’œuvre de Maurice Leblanc. En 2020, «Lupin, dans l’ombre d’Arsène» reprend en effet les procédés cinématographiques du film de 2004. Diffusée sur Netflix, elle met en scène un homme qui, pour venger son père, recourt aux méthodes d’Arsène Lupin. On ne représente donc plus Lupin, mais son «copy cat», ce qui laisse d’amples libertés quant au choix des acteurs, des décors, mais aussi des situations et des comportements des personnages. La modernisation se veut ainsi originale et ouvre la voie à une réalisation contemporaine au fait de l’esthétique cinématographique actuelle. Le film utilise donc une série de standards largement usités dans le genre du film d’action policier contemporain, reproduisant les formes du cinéma dominant et donc ses effets idéologiques.

Le film accorde par exemple une place non négligeable à la technologie, que l’on perçoit comme essentielle puisque pléthore d’outils de surveillance (caméras) ou d’objets de consommation (assistants) aident de manière déterminante le héros. Ce foisonnement technologique donne une impression de complexité qui semble permettre quelques facilités scénaristiques. Quand dans la série de 1971, Lupin devenait méconnaissable grâce à des perruques, des lunettes, des moustaches et du maquillage, en 2021, il lui suffit d’un bonnet orange et de lunettes pour passer inaperçu. Cet irréalisme s’ajoute à quelques clichés sociaux eux aussi peu réalistes, à l’image de celui du pauvre, à l’allure sale et dont l’appartement se trouve excessivement en désordre et dont la voiture est vieillotte et peu engageante (bibelots, plaque d’immatriculation tombante, etc.); la série s’attache ainsi moins à dépeindre une personnalité construite au fil de ses expériences de vie qu’à afficher une image sociale caricaturale.

De surcroît, avec ses accents plus sombres, la série place l’action, le suspense, l’émotion (forte musique de fond) et la mise en tension quasi-permanente au cœur de son objet.

C’est ce qui conduit, de fait, le «Lupin» de 2021 à moins lutter pour rendre justice que par vengeance personnelle. Comme lui, chacun agit tel un tyran et lutte pour son propre compte, allant parfois jusqu’au relatif déni de l’autre. Lorsqu’en effet le héros séquestre son ennemi, il se montre quelque peu sadique, dans la lignée du genre souvent appelé néo-noir et au nom d’une justice seulement soutenue par la croyance dans cette même justice.

En outre, les alliances entre personnages ne se fondent que sur l’intention individuelle et pragmatique de chacun de défendre ses propres intérêts. Il s’agit donc plutôt d’ententes ponctuelles d’individus solitaires qui baissent rarement les armes. L’autre est surtout un outil, parfois un moyen de s’épancher très ponctuellement — souvent en vue d’obtenir quelque chose. Le héros ne trouve donc jamais réellement d’oreille attentive pour recevoir ses réflexions. Dans ce contexte, et ainsi repliés sur leur sphère personnelle, les personnages présentent parfois des comportements asociaux: il arrive qu’un personnage s’irrite avec véhémence car on a simplement douté de lui.

La guerre des boutons

Le film de 1962 inscrit son action à l’époque contemporaine. La guerre débute après la provocation des enfants du village voisin, et se poursuit par moult combats menés sur un ton chevaleresque (ex: fond musical particulier, combat avec des bâtons). Les évènements se déroulent lentement, sans heurt. Le ton est léger et plein de simplicité. Les enfants sont spontanés et s’enlisent sans solennité dans la guerre; seul le chef joue parfois les petits dictateurs, mais tous le respectent naturellement et volontairement.

En classe, on trouve l’instituteur, un homme strict mais bon. Il incarne l’importance accordée à l’apprentissage scolaire, qui semble imprégner les élèves, dont on constate subrepticement la culture. Par exemple, pour inviter au combat, ils fabriquent une affiche «Mobilisation générale», reproduisant ainsi ce qu’ils ont vu en classe. Ils parlent en outre de République et d’égalité («tu fais honte aux pauvres, c’est pas républicain ça») mais aussi de royauté («vive le roi»), révélant ainsi leur basique connaissance de l’histoire, tout comme leur vocabulaire montre leur connaissance de la nature («du sureau?»).

En 2011, les deux réadaptations s’inscrivent dans les années 1940 ou 1960 et baignent dans une atmosphère esthétique étudiée qui éloigne de l’authenticité d’une retranscription fidèle de la réalité. Les clichés (ex: musique, décors bucoliques) sont légion et l’esprit campagnard peine à ressembler au réel. Les mentalités présentées ne sont en effet qu’une copie du monde des années 2010. Cela conduit par exemple les filles à jouer un rôle important; elles ne se mêlent plus naturellement aux garçons, mais suscitent rejet ou fascination. Quant aux garçons, ils se provoquent, s’agressent et se toisent bien davantage les uns les autres. Moins naturels et simples, ils se mettent en avant et s’expriment souvent d’un ton vindicatif, provocateur ou arrogant à leurs camarades. Entre les deux groupes rivaux d’enfants aussi, les combats sont plus hargneux, moins chevaleresques. De même, avec leur instituteur, la provocation est fréquente et insoumise tout comme avec leurs parents. Car on les voit évoluer dans l’intimité de leurs chambres, ce qui accentue la focalisation sur leur psychologie.

Quant aux adultes, leurs personnalités ne sont plus ignorées mais mises en scène, régulièrement dans des scènes qui les rendent ridicules par rapport aux enfants. Ces derniers, a contrario, se montrent sérieux, font preuve de répartie («moi je serais jamais une couille molle, faute de couilles», dit une fille avec assurance) et profitent de la bêtise et de l’inattention stupide de leurs aînés.

En outre, ces réadaptations s’attachent à ajouter beaucoup de petits détails et d’évènements qui défilent à toute allure: la cloche de l’école qui sonne, le portrait de Pétain dans la classe, le lancer de pierre dans un haut-parleur, le conflit grotesque entre instituteurs, etc. Ce tumulte permanent est entrecoupé de scènes d’émotion: dans La nouvelle guerre des boutons, la musique grandiloquente et forte ressemble à celle d’un film Disney. Plus généralement, les deux films sont truffés de nombreuses manifestations d’émotions éparses: attitude gênée, peur visible dans les yeux d’un enfant, récit attendrissant sous forme de flashbacks, multitude de phrases amusantes («j’men sera souvenu comme si c’était hier») qui ont évolué («rond comme un boudin» devient «complètement bourré»).

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